XXVII
Le photographe avait construit sa maison non loin de Fayetteville, à huit cents mètres de la plus proche route goudronnée. De sa porte, l’agglomération apparaissait comme un quadrillage de rues et de bâtisses, dont s’élevait pour l’heure un panache de fumée qui prenait sans doute sa source dans Spring Street.
Guilford annonça à Abby qu’il allait voir de quoi il retournait. Qu’elle ne l’attendît pas. Il l’appellerait dès qu’il saurait vraiment quelque chose. Jusque-là, inutile qu’elle s’inquiétât ; au pis, il était assuré à l’Oro Delta Trust. La boutique serait reconstruite.
Sa femme l’embrassa sans mot dire puis se posta à la fenêtre pour regarder partir dans un nuage de poussière la Ford cabossée.
Le temps avait été sec, ce mois-ci. Le ciel étincelait, le soleil touchait presque l’océan, à l’ouest.
Guilford dépassa Nick, sur le chemin de la ville. Il s’arrêta le temps de jeter dans le coffre la bicyclette de son fils puis de faire à ce dernier une place à son côté.
Les nouvelles assombrirent le garçon, mais il était de toute manière souvent sombre. De grands yeux dans un petit visage. Les sourcils froncés en permanence. Pas de sourire, juste différents froncements de sourcils. Même dans ses plus grands instants de bonheur – quand il jouait, qu’il lisait, qu’il travaillait sur ses modèles réduits –, il plissait le front, concentré, serrait les lèvres.
« Comment le magasin a-t-il bien pu prendre feu ? » s’étonna-t-il.
Son père avoua qu’il l’ignorait. Il était trop tôt pour formuler des hypothèses. Le plus urgent était de s’assurer que Tim Mackelroy n’avait rien puis de voir ce qui pouvait être sauvé.
Le flanc de colline inculte céda la place à des champs en terrasses. La Ford s’engagea dans High Road, une route goudronnée. Il n’y avait guère de circulation, juste quelques automobiles et de rares voitures à cheval, propriétés des Amish installés près de Palaepolis, ainsi que deux ou trois camions, des transports de céréales revenant à vide des silos. Les arrivants distinguèrent la fumée aussitôt tourné l’angle de Fayette Road, la grand-rue, où se dressait l’entrepôt de denrées alimentaires.
Il ne restait pas grand-chose de Law & Mackelroy, Photographers. Quelques poutres rongées par les flammes. Une coquille de briques noircies.
« Ouah », exhala Nick.
La fumée se reflétait dans ses yeux.
Guilford trouva son assistant sous le porche du cinéma, les joues striées de suie et de larmes.
De l’autre côté de la chaussée pavée, la pompe envoyait un jet d’eau continu sur les ruines brûlantes. Déjà, la foule se dispersait. Guilford reconnut la plupart des curieux : un avocat du cabinet Tunney, la vendeuse de Blake’s, Molly et Kate, du Lafayette Dinner. Lorsqu’ils le virent, leur mine s’allongea, se fit compatissante. Il demanda à son fils de l’attendre dans la voiture, pendant qu’il discutait avec Mackelroy.
Tim et lui travaillaient ensemble depuis 1939, année où il avait agrandi son affaire. Tim s’occupait du côté commercial, tandis que Guilford s’en tenait à la photo, passant la majeure partie de son temps dans le studio. C’était – ç’avait été – une affaire qui marchait. De la routine, la plupart du temps, mais Guilford n’en avait cure. Il aimait le studio photo, la chambre noire, aimait rapporter chez lui assez d’argent pour payer sa maison, les études de Nick, leur avenir, à Abby et lui. Il réparait aussi de temps à autre du matériel électronique, en appoint. Lorsque la tour radio avait grandi au-dessus de Palaepolis, il s’était débrouillé pour importer un bon stock de tubes récepteurs Edicron et General Electrics – il avait fait des affaires du tonnerre, pendant un moment, parce que la moitié des radios que les gens rapportaient de Stateside arrivaient abîmées, les soudures corrodées par l’air salin ou diverses pièces délogées par le voyage en mer.
Bien sûr, après Londres, la vie n’avait pas été facile. Cinq ans durant, Guilford était resté à Oro Delta homme d’équipage, en mer, ou travailleur saisonnier, à terre, métiers épuisants qui ne lui laissaient guère le temps de réfléchir. Les nuits, surtout, étaient pénibles. Les fermes campaniennes donnaient déjà de bonnes récoltes de céréales et de raisin, en 1921, si bien que le vin et l’alcool ne manquaient pas. Il avait puisé dans la dive bouteille un certain – voire un grand – réconfort.
Abby l’avait fait renoncer à la boisson. Abby Panzeca, Américano-Sicilienne de la deuxième génération, arrivée en Darwinie avec des histoires de famille sur le vieux monde plein la tête. D’après ce qu’en avait vu Guilford, les gens comme elle finissaient souvent par regagner les États-Unis, déçus. Mais elle s’était accrochée, avait bâti une vie. Il l’avait rencontrée dans un bouge d’Oro Delta, l’Antonio’s, où elle était serveuse. Bien qu’elle y plaisantât avec les débardeurs napolitains qui constituaient le gros de la clientèle, nul n’osait la toucher. Elle savait se faire respecter. Une aura de dignité presque aveuglante l’entourait tel le halo lumineux d’une lampe électrique.
La jeune femme s’était visiblement prise d’amitié pour Guilford, même si elle ne lui avait pas prêté de réelle attention avant qu’il cessât de venir à l’Antonio’s puant le poisson de la tête aux pieds. Il était devenu présentable, avait économisé et travaillé deux fois plus jusqu’à pouvoir se payer le matériel nécessaire pour lancer son propre studio photographique – le seul de la ville ; guère plus, à cette époque, qu’une réserve au-dessus d’une boucherie.
Ils s’étaient mariés en 1930. Nick était arrivé en 33. Une petite fille avait suivi, en 35, mais la grippe l’avait emportée avant même son baptême.
Le studio nourrissait la famille depuis quinze ans.
Il n’en restait que quelques briques et du charbon.
« Je suis désolé, déclara Mackelroy, le regard triste derrière son masque de suie. Je n’ai rien pu faire.
— Vous étiez là quand ça a pris ?
— Au bureau. Je voulais préparer quelques factures avant de rentrer à la maison. C’était un peu après la fermeture. Elles sont passées par la vitrine.
— Quoi donc ?
— Des bouteilles de lait, je crois, pleines de chiffons et d’essence. Enfin, ça sentait l’essence. Elles ont traversé la vitre comme des briques, en me fichant une trouille bleue, et boum, tout s’est mis à flamber. Je n’ai pas réussi à prendre l’extincteur, il était de l’autre côté des flammes, alors j’ai appelé les pompiers depuis le restaurant, mais l’incendie a progressé trop vite – tout était fini avant qu’ils arrivent. »
Des bouteilles ? songea Guilford.
De l’essence ?
Il empoigna son compagnon par les épaules.
« Vous voulez dire que quelqu’un a fait ça exprès ?
— Ce n’était certainement pas un accident. »
Il se retourna vers sa voiture.
Vers son fils.
Trois incidents, pas forcément des coïncidences.
L’incendie.
La sentinelle.
L’inconnu de la matinée.
« Le capitaine des pompiers veut vous voir, déclarait Mackelroy, et je crois que le shérif aussi.
— Dites-leur de m’appeler chez moi. »
Déjà, Guilford s’était mis à courir.
« Fils de pute ! lança le garçon.
— Je ne veux pas entendre ce genre de choses, Nick, prévint son père en lui jetant un regard distrait.
— C’est toi qui l’as dit.
— Vraiment ?
— Cinq fois en dix minutes. Il ne vaudrait pas mieux ralentir ? »
Guilford leva le pied. Un peu. Son passager se détendit. Les terres incultes d’un brun estival défilaient à toute vitesse derrière les vitres.
« Fils de pute », lâcha Guilford.
Abby était saine et sauve, quoique inquiète, si bien qu’il se sentit un peu bête de s’être tellement dépêché de rentrer chez lui. Le capitaine des pompiers et le shérif avaient tous deux appelé.
« Ça attendra bien jusqu’à demain, déclara Guilford. On va tout fermer et aller se coucher.
— Tu arriveras à dormir ? s’enquit son épouse.
— Sans doute pas. Pas tout de suite. Mais on va au moins mettre Nick au lit. »
Une fois le garçon bordé, son père s’assit à la table de la cuisine tandis qu’Abby préparait du café. Ce qui, à près de minuit, signifiait que la famille était en crise. Abby se déplaçait avec son économie de mouvements habituelle. Cette nuit, elle fronçait les sourcils, comme Nick.
Elle avait vieilli avec une grâce suprême. Quoique trapue, elle n’était pas grosse. N’eussent été ses tempes, à peine grisonnantes, on lui aurait donné vingt-cinq ans.
Hésitant visiblement sur la conduite à tenir, elle jeta à son mari un long regard.
« Il vaudrait mieux en parler, lâcha-t-elle enfin.
— De quoi ?
— Depuis un mois, tu es nerveux comme un chat.
Tout juste si tu grignotes, le soir. Et maintenant, ça. » Elle s’interrompit un instant. « Le capitaine des pompiers m’a dit que ce n’était pas un accident. »
Ce fut au tour de Guilford d’hésiter.
« D’après Tim Mackelroy, quelqu’un a jeté deux ou trois bombes artisanales à travers la vitrine.
— Je vois. » Elle croisa les mains. « Pourquoi, Guilford ?
— Je n’en sais rien.
— Alors, qu’est-ce qui te tracasse ? »
Il ne répondit pas.
« Quelque chose qui s’est passé avant qu’on se connaisse ?
— Je ne pense pas.
— Parce que, tu comprends, tu ne parles pas beaucoup de cette époque. Ce n’est pas un problème – je n’ai pas à tout savoir de toi. Mais si nous sommes en danger, si Nick est en danger…
— Franchement, Abby, je n’en ai pas la moindre idée. Je suis inquiet, c’est vrai. On a mis le feu à mon magasin – peut-être juste un fou frappant au hasard, mais peut-être aussi quelqu’un qui m’en veut. Tout ce que je peux faire, c’est verrouiller les portes et appeler le shérif Carlysle demain matin. Je ne laisserais jamais rien vous arriver, à Nick et à toi, tu le sais très bien. »
Abby le fixa longuement, avant de dire :
« Je vais aller me coucher, alors.
— Essaie de dormir. Moi, je vais rester ici un moment. »
Elle hocha la tête.
L’incendie.
L’inconnu.
La sentinelle.
Il se passe des choses, puis le temps s’écoule. Dix ans, quinze, vingt-cinq. À ce moment-là, tout devrait être fini.
Guilford se rappelait parfaitement. Il revoyait avec les vives couleurs du rêve l’hiver meurtrier dans l’antique cité, l’agonie de Londres, la perte de Caroline et Lily. Mais, mon Dieu, cela datait d’un quart de siècle. Que restait-il de cette époque qui valût son assassinat ?
Si ce que lui avait raconté la sentinelle était vrai…
… mais il avait couché cette histoire sur le papier comme un rêve suscité par la fièvre, un souvenir distordu, une hallucination…
Pourtant, si ce que lui avait raconté la sentinelle était vrai, ces vingt-cinq ans n’étaient qu’un clin d’œil. Les dieux avaient bonne mémoire.
Il s’approcha de la fenêtre. Dans le golfe obscur, seuls quelques bateaux de commerce étaient éclairés. Un vent sec agitait les rideaux de dentelle pendus par Abby. Les étoiles frissonnaient dans le ciel.
Il était temps d’être franc. D’arrêter de prendre ses désirs pour des réalités. Sa famille était en jeu.
Il lui fallait admettre que, peut-être, d’anciennes dettes allaient lui être réclamées.
Question difficile : eût-il pu l’éviter ?
Non.
Le prévoir ?
Peut-être. Il s’était demandé assez souvent si, un jour, viendrait l’heure des comptes. Pour ce qu’en savait le reste du monde, l’expédition Finch s’était tout simplement évanouie dans la nature, entre le lac de Constance et les Alpes. Le monde s’était d’ailleurs très bien débrouillé sans elle.
Mais qu’en était-il, à présent ?
Abby et Nicholas.
Il ne faut pas qu’il leur arrive quoi que ce soit.
Peu importait ce que voulaient les dieux.
Une heure ou deux avant l’aube, Guilford gagna son lit. Il ne pensait pas dormir, juste fermer les yeux. La présence d’Abby, la douce musique de son souffle, l’apaisaient.
Il se réveilla pour découvrir le soleil se déversant à travers la fenêtre de l’est. Sa femme, vêtue de pied en cap, lui avait posé la main sur l’épaule.
Il s’assit.
« Il est revenu, annonça-t-elle. Le type d’hier. »